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ENSBA Lyon
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Quentin Lannes.
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Notes sur les bots mémoriels

Quentin Lannes

Introduction

Dans mon travail plastique je m’intéresse à la question des traces – numériques ou analogiques – que nous produisons plus ou moins consciemment et que nous laissons derrière nous. Que ce soit un profil sur un réseau social, des sauvegardes sur une console de jeu ou des photos personnelles stockées sur un appareil, toutes ces sources produisent des portraits en creux d’une personne à travers le temps. Je suis donc attentif à l’évolution des dispositifs technologiques qui produisent ces données et aux usages qu’ils induisent. Depuis 2014, je suis de près les innovations relatives à la création d’avatars, à la synthétisation de la voix et à l’animation des visages ou des corps en 3D. Nombre de ces articles font des parallèles avec les œuvres de fiction1 et fantasment des futurs transhumanistes où nous serions remplacés dans de nombreuses situations par des doubles numériques. Souvent, l’innovation couverte par la presse est présentée comme « prête à changer nos vies » alors qu’il s’agit souvent de prototypes ou de simples concepts, loin d’être commercialisables.

En 2018, je commence à m’intéresser tout particulièrement aux bots mémoriels. Ce sont des agents conversationnels informatiques avec lesquels il est possible de clavarder ou d'échanger de vive voix, et qui écrivent ou parlent dans le style d’une personne décédée. En anglais on utilise aussi bien les termes « memorial bot », « deadbot », « ghostbot » que « griefbot ». Avec ce texte, rédigé en mai 2024, j’essaye de rendre compte de ma recherche portant sur une décennie d’expérimentations technologiques. Nous découvrirons tout d’abord trois initiatives individuelles qui ont émergé entre 2014 et 2017 ; Roman, Eternime, et le Dadbot. Nous explorerons ensuite plus en détail le lancement et l’évolution, à partir de 2019, d’une start‑up, HereAfter, qui vise à rendre accessible au « grand public » la création de bots mémoriels. Enfin, j’évoquerai ma propre expérience de création d’un bot mémoriel, que j’ai présenté lors d’événements publics.
Pour cette recherche et cet écrit, je me suis appuyé sur la Wayback Machine, une initiative de préservation numérique menée par Internet Archive. Leurs bots parcourent Internet et réalisent des captures d’écrans de pages web, puis les archivent. Les bots passant à intervalles réguliers sur les mêmes pages, il est donc possible de retrouver à quoi ressemblait une page web, au fur et à mesure des années, même après la fermeture du site en question. À cette ressource se sont ajoutées mes propres captures d’écran et vidéos téléchargées sur Internet depuis des années, conservées dans des disques durs. Je dois cette pratique assidue de l’archivage à mon père, archiviste familial et généalogiste amateur devant l’éternel.

2014‑2017 : les débuts (Roman, Eternime, Dadbot)

Roman

En 2018, je découvre l’article « Speak, Memory: When her best friend died, she rebuilt him using artificial intelligence », publié par Casey Newton sur le site de The Verge en 2016. Le journaliste s’intéresse à la création du chatbot2 mémoriel Roman, développé par Eugenia Kuyda en hommage à son ami Roman Mazurenko, décédé subitement en novembre 2015. Eugenia Kuyda est une journaliste russe entrepreneure dans la « Tech ».

En février 2016, Eugenia Kuyda et ses équipes conçoivent un réseau de neurones en russe, puis ils entraînent le futur chatbot Roman à partir des messages textuels échangés entre Roman Mazurenko et ses proches, dont ses parents. Eugenia Kuyda précise qu’elle a retiré des messages qu’elle jugeait trop personnels. En mai 2016, elle rend publique une application qui permet de dialoguer en russe ou en anglais avec le chatbot Roman, censé s’exprimer à l’écrit comme le faisait Roman Mazurenko.

L’article de The Verge rapporte que les réactions des amis et de la famille de Roman Mazurenko face à ce chatbot mémoriel sont alors très clivées. Un ami est agréablement surpris : « Ce qui m'a vraiment frappé, c'est que les phrases qu'il prononce sont vraiment les siennes. On voit bien que c'est comme ça qu'il l’aurait dit – même les réponses courtes du genre “Hé, quoi de neuf”. Il avait un style très particulier par texto. Je lui ai demandé : “Qui aimes‑tu le plus ?” Il m'a répondu : “Roman”. C'était tellement lui. Je me suis dit : "C'est incroyable”3 ». Certains proches sont mal à l’aise et ne veulent pas interagir avec le chatbot. La mère de Roman Mazurenko répond aux critiques et défend le projet : « Ils ont prolongé la vie de Roman et sauvé la nôtre. Ce n'est pas une réalité virtuelle. C'est une nouvelle réalité, et nous devons apprendre à la construire et à y vivre.4 » Le père de Roman Mazurenko exprime des réserves : « J'ai une formation technique et je sais que [le bot] n'est qu'un programme. Oui, il possède toutes les phrases et correspondances de Roman. Mais pour l'instant, c'est difficile – comment dire – c'est difficile de lire une réponse d'un programme. Parfois, il répond de manière incorrecte.5 »

Il me semble important de pointer deux choix importants effectués par Eugenia Kuyda, qui différencient le chatbot Roman de ceux que je présenterai ensuite.

Ces choix interrogent. En effet, pour obtenir davantage « d’authenticité », peut‑être faudrait‑il que chaque personne souhaitant communiquer avec le chatbot mémoriel partage ses propres correspondances avec le défunt, afin de pouvoir entretenir une conversation dans le style de celles tenues du vivant de la personne.

Eternime

Dans cet article, Casey Newton mentionne un autre projet similaire, Eternime, imaginé par Marius Ursache en 2014 et qui promet « l’immortalité numérique ». Marius Ursache est un entrepreneur roumain, spécialisé dans l'intelligence artificielle et les outils de gestion des données.

La différence majeure entre le chatbot Roman et Eternime, est qu’il incombe ici à l’usager d’alimenter son profil de son vivant, pour permettre aux proches d’interagir avec le bot dans un temps futur, après son décès. Le bot produit avec Eternime n’est donc pas conçu pour produire de nouvelles phrases. Dans un article publié par Laura Parker sur le site de The New Yorker en 2024, Marius Ursache précise que « L'avatar joue le rôle d'un bibliothécaire, qui aide les utilisateurs à s’y retrouver aux milieu des informations stockées.6 » Il ajoute : « Nous n'essayons pas de remplacer la personne décédée.7 »

La page Vimeo d’Eternime permet de suivre les évolutions dans la conceptualisation de ce service. L’alpha 1 de ce service propose d'enregistrer une vidéo d’un maximum de cinq minutes (via la webcam), de télécharger un fichier vidéo ou bien d’écrire un texte. Des questions sont proposées pour aider à se lancer, telles que :

Il est intéressant de constater que Marius Ursache se prête lui‑même au jeu pour réaliser les vidéos de démonstration de l’alpha 1 du service.

L’alpha 2 est très différente. L’usager interagit (uniquement via des messages textuels) avec un chatbot qui lui pose des questions et qui lui demande l’accès à son compte Facebook. Cela permet au chatbot de poser aussi bien des questions générales que contextuelles sur la vie de l’usager. On remarquera que Marius Ursache est remplacé comme usager test par un certain Daniel, dont l’image de profil, visiblement générée par ordinateur, laisse penser qu’il n’existe pas réellement.

La vidéo de présentation effectue un cut dans le montage afin de nous mettre dans la position de la personne qui recevra ce récit après le décès de Daniel. Une certaine Francesca Motti est connectée et demande par écrit à l’avatar de Daniel :

Et l’avatar de Daniel répond, simultanément par écrit et dans une voix de synthèse :

Dans l’alpha 3, on observe que l’avatar est nourri par les activités provenant des applications du téléphone de l’usager (Réveil, Météo, Uber, Maps, Galerie Photos, Facebook). Ceci permettant de reconstituer un journal de bord. Sur le même principe que l’alpha 2, lorsque l’usager ajoute un ami sur Facebook, cela déclenche une question posée par le chatbot.

(notification : vous êtes désormais ami avec Brett Peppler)

Le 7 décembre 2018, je m’inscris sur la liste d’attente pour tester la bêta privée de ce service. Nous sommes à ce moment 42 276 inscrits et il est précisé que l’accès n’est donné qu’à quelques personnes chaque semaine. En février 2019, je n’ai toujours pas accès à la bêta et je ne trouve aucune trace qui indique que quelqu’un teste bel et bien le service. Après des recherches intensives sur Twitter, Facebook et Instagram, je trouve un usager (que je nomme F.) qui, capture d’écran à l’appui, médiatise son inscription à la bêta du service le 30 mars 2015. Il est indiqué qu’il est le 18e inscrit. Je trouve sur internet le site d’une start‑up dont Marius Ursache est le fondateur et F. un employé. J’en conclus que la bêta n’est peut‑être distribuée qu’à des proches collaborateurs et pas forcément au grand public. J’écris à F. sur ses différents réseaux sociaux numériques pour lui poser quelques questions mais il ne me répond pas. Cet échange manqué donne lieu à la vidéo The unauthorized portrait of F. the man who wanted to live forever que je publie le 11 juillet 2020 sur Instagram. Dans cette vidéo, je dresse le portrait de F. à partir des données publiques récoltées sur ses différents réseaux sociaux numériques, je génère un avatar à son image et je pose à voix haute les questions que j’aurais aimé lui poser.

D’après la Wayback Machine d'Internet Archive, le site eterni.me a été créé en janvier 201415. A partir de fin mai 2020, le site eterni.me renvoie simplement vers un article de Marius Ursache publié sur medium.com16. Début 2024, le nom de domaine n’est pas renouvelé17.

Dadbot

James Vlahos est un journaliste américain et un programmeur informatique amateur. Il raconte la création du Dadbot – contraction de « dad » et « chatbot » – dans l’article « A Son’s Race to Give His Dying Father Artificial Immortality », publié sur Wired en juillet 2017. J’entends parler de ce projet deux ans plus tard, dans le podcast Flash Forward de Rose Eveleth (2019).

Lorsque John Vlahos, le père de James Vlahos, est diagnostiqué d’un cancer de stade 4, James et son frère décident de réaliser un projet d’histoire orale pour collecter et conserver les souvenirs de leur père. Munis d’un enregistreur audio, ils passent trois mois, à raison d’une douzaine de sessions d’un peu plus d’une heure à explorer tous les recoins de sa vie : les aventures dans la nature lorsqu’il était enfant, les premiers boulots alimentaires, la rencontre avec sa femme, ses passions, sa carrière, ses blagues et pleins de petits détails parfois inconnus de ses fils.

Un an plus tôt, James Vlahos avait rédigé un article sur la poupée Hello Barbie, conçu avec l’aide de la start‑up PullString, pour pouvoir tenir une conversation avec les enfants. Hello Barbie embarque un programme de traitement automatique des langues et de filtrage par motif qui lui permet de comprendre ce que dit l’enfant, afin de déclencher une réponse préenregistrée, contextuellement juste.

Alors que James Vlahos complète le projet d’histoire orale avec son père, il apprend que PullString va rendre public son logiciel qui permet de créer des chatbots. Il décide donc de développer le chatbot de son père, avec le logiciel de PullString, en organisant les souvenirs dans un arbre de dialogue. La famille proche, dont le père, donne son accord. James Vlahos développe alors un bot textuel, puis lorsque PullString propose d’inclure des fichiers audio, y ajoute des passages enregistrés (une histoire inventée que son père leur racontait lorsqu’ils étaient enfants, un chant de supporter, etc.) plutôt que la retranscription de ces derniers.

Quelques mois plus tard, James Vlahos organise une conversation entre sa mère et le Dadbot, sous l'œil de son père. Il demande ensuite à son père si ça le rassure de savoir que quand il ne sera plus de ce monde, quelque chose sera capable de raconter ses histoires. Son père lui répond qu’il est surtout content de savoir que le chatbot pourra partager ses souvenirs avec ses petits‑enfants.

John Vlahos meurt en février 2017. Un mois après le décès, Anne, la femme de James Vlahos, discute avec le Dadbot pour la première fois. Elle était très proche de John, son beau‑père. Elle trouve l’expérience désagréable, et elle ajoute que : « C’est très étrange d'éprouver une émotion comme “Je suis en train de converser avec John”, et de savoir rationnellement qu'il y a un ordinateur de l’autre côté.18 » James Vlahos émet l’hypothèse que : « L'étrangeté de l'interaction avec le Dadbot s'estompera peut‑être lorsque le souvenir de mon père ne sera plus aussi douloureux [...] Peut‑être que ce type de technologie n'est pas adapté à des personnes comme Anne, qui a si bien connu mon père. Peut‑être qu'elle conviendra mieux aux personnes qui n'auront qu'un souvenir très vague de mon père lorsqu'elles seront adultes.19 »

Trois démarches différentes

Je trouve intéressant de comparer le Dadbot au chatbot Roman ou encore au projet Eternime. Roman, Eternime et le Dadbot cherchent tous les trois à créer un dialogue, oral et/ou textuel, avec le bot du défunt. Mais il y a des différences fondamentales entre Eternime et le Dadbot d’un côté et le chatbot Roman de l’autre.

Ces bots ne sont évidemment pas les seuls produits à cette période mais ils sont certainement ceux ayant reçu le plus de couverture médiatique et pour lesquels on trouve le plus d’informations en ligne.

Roman et le Dadbot sont presque des projets d’opportunité. Eugenia Kuyda et James Vlahos étaient au fait des technologies du moment, la première via sa propre start‑up et le second grâce à la rencontre avec les employés de PullString. Tous deux ont perdu un être cher pendant cette période et ont décidé de produire des chatbots en réaction à cette perte.

Eternime, imaginé par Marius Ursache, est d’entrée de jeu imaginé comme un service pour le grand public, avec l’idée que les intéressés se mettent dès maintenant à alimenter leur chatbot pour plus tard, après leur décès. Ce service n’a finalement jamais été lancé. Cela nous empêche de savoir quel aurait été le profil des usagers, quels auraient été leur comportement vis‑à‑vis de leur bot, comment les proches des usagers auraient réagi, etc.

2019‑2021 : le lancement de HereAfter

En octobre 2019, je découvre que James Vlahos, convaincu du bienfait de son Dadbot et porté par des retours positifs, fonde une start‑up nommée HereAfter, qui permet aux usagers de créer leur « Legacy Voice Bot », un bot vocal mémoriel. À première vue, cela ressemble à ce qu’Eternime essaye alors de mettre en place.

Le site ne communique pas beaucoup d'informations mais affiche le slogan :
« NE PERDEZ JAMAIS QUELQU’UN QUE VOUS AIMEZ20 »

Je m’inscris sur le site pour rejoindre le « beta program ». Je suis contacté immédiatement par la co‑fondatrice Sonia Talati, depuis l’adresse hereafterai(at)gmail.com21, qui me questionne sur mon intérêt pour le projet et me propose de répondre à mes questions.

Je réponds que je suis un artiste, que dans mon travail j'ai mené des recherches à partir de documents d'archives comme des photos argentiques ou des films de famille. Et depuis quelques années, je mène des recherches sur la question de l'identité numérique, sur nos comportements face aux nouveaux outils technologiques et sur les traces numériques que nous laissons derrière nous. Je souhaite essayer HereAfter dès que possible, par curiosité d’abord et peut‑être pour une utilisation prolongée si je suis convaincu par le projet. Je demande des précisions sur le service et sur les conditions d’utilisation.

Le 18 octobre 2019, James Vlahos me répond par mail et me présente le service proposé ainsi que son coût. L’usager doit prévoir deux sessions d’1h30 durant lesquelles Sonia Talati ou lui vont conduire un entretien enregistré, par téléphone ou via Internet. Ils questionnent l’usager sur sa famille, son enfance, ses études, ses relations amoureuses, sa carrière, etc. L’usager peut proposer des sujets qu’il souhaite aborder. L’usager doit aussi prévoir une session d’une heure pour enregistrer des phrases qui permettent au bot vocal de fonctionner de manière fluide. James Vlahos s’occupe ensuite de le programmer à partir des enregistrements. Enfin, les personnes autorisées par l’usager peuvent accéder au bot vocal via une enceinte connectée du type Amazon Alexa. Le service coûte 1995 $, puis 99 $ par an à partir de la deuxième année. En cas de de non‑renouvellement du service, l’usager peut récupérer les enregistrements audio.

Je suis surpris que le projet soit autant « fait main ». Je réalise que presque aucune tâche n’est automatisée, ce qui explique le prix annoncé. Je n’ai pas les moyens d’aller plus loin et ne donne pas suite.

Le 29 octobre, je reçois un mail de relance. Je leur explique que je trouve les 3h trop courtes pour couvrir l’ensemble des sujets annoncés, avec le risque de produire un bot « superficiel ». Par ailleurs, je leur dis que j’ai 30 ans, et leur demande ce qu’ils ont prévu pour actualiser le bot. Est‑il possible d’organiser de nouvelles sessions d’entretien afin que le chatbot reste fidèle à la personne que je serai à 35 ou 40 ans ? Je me demande comment cohabitent ensuite ces différentes versions d’une même personne. J’explique aussi ma crainte qu’un enregistrement de voix effectué par internet ou téléphone ne soit pas de très bonne qualité.

Le 4 novembre, Sonia Talati me répond. Elle m’explique que si la start‑up rencontre du succès, il sera possible d’ajouter des contenus, voire de mettre à jour les chatbots d’origine. Elle m’explique aussi qu’en moyenne, 3h sont suffisantes, que les personnes n’ont plus grand chose à raconter au‑delà. Elle ajoute que l’objectif n’est pas de raconter la vie de la personne dans les moindres détails mais plutôt de se concentrer sur des récits détaillés et spécifiques qui représentent les moments clés de la vie de la personne, parce que c’est ce qui intéressera les proches. Elle précise que le service n’est disponible que pour les anglophones car c’est la seule langue reconnue par le système intelligent derrière HereAfter.

Suite à ce mail, je décide d’abandonner. Le prix reste trop élevé pour moi, mais au‑delà de ça, j’ai vraiment l’impression que le service ne s’adresse pas à moi. Hormis dans le cas d’une mort accidentelle, je ne me sens pas approcher de la mort du fait d’un âge très avancé ou d’une maladie grave, et de ce fait, je ne porte pas encore un regard rétrospectif sur mon existence et les expériences qui ont rythmées ma vie. Aussi, je ne crois pas qu’on puisse si facilement « actualiser » un bot. Si à 30 ans l’usager partage le souvenir d’un moment fort passé avec son mari ou sa femme, puis que le couple divorce, le souvenir est toujours valable mais la dénomination, dans le souvenir, de « mon mari » ou « ma femme » n’est plus d’actualité. La voix change aussi avec l’âge, tout comme notre perspective sur la vie. Certaines personnalités publiques font paraître des mémoires à plusieurs moments de leur existence, mais on n’attend pas de ces différents mémoires d’avoir une cohérence globale, en dehors du moment où ils ont été rédigés.

Je suis relancé par courriel à plusieurs reprises en novembre et décembre 2019 mais je ne donne pas suite.

Je m’inscris à l’infolettre en décembre 2019 pour rester informé des futures évolutions du service. Je reçois un courriel commercial de l’adresse gmail personnelle de James Vlahos, qui propose d’économiser 50% sur le tarif habituel. Avec cette réduction, le service coûte alors 595 $ (contre 1995 $ deux mois plus tôt), je ne réponds pas à la proposition.

En mai 2020, je reçois un courriel commercial pour la fête des mères, depuis l’adresse james(at)hereafter.ai. L’offre s’étoffe et propose le service à un moindre coût :

DÉBUTANT 295 $
Normalement 395 $, économisez 100 $ !

  • Votre intelligence artificielle mémorielle
  • 1 heure d'entretiens sur le récit de votre vie
  • 1 accès au compte

FUTURISTE 595 $
Normalement 745 $, économisez 150 $ !

  • Votre intelligence artificielle mémorielle
  • 3 heures d'entretiens sur le récit de votre vie
  • Accès aux enregistrements originaux
  • 3 accès au compte

GARANT DE LA MÉMOIRE 995 $
Normalement 1295 $, économisez 300 $ !

  • Votre intelligence artificielle mémorielle
  • 5 heures d'entretiens sur le récit de votre vie
  • Accès aux enregistrements originaux
  • Séance de coaching pour la rédaction des mémoires
  • Accès illimités au compte22

Un mois plus tard, pour la fête des pères, je reçois un nouveau mail commercial. James Vlahos dit avoir reçu des demandes pour rendre le service plus abordable financièrement et propose désormais une facturation par abonnement, à partir de 7 dollars par mois facturés annuellement, pour les mêmes services.

En juillet 2020, je reçois une offre pour tester HereAfter gratuitement depuis hereafterai(at)gmail.com.

En août 2020, je reçois un mail depuis l’adresse hello(at)hereafter.ai, qui renvoie vers l’article publié par James Vlahos sur Wired, et qui rappelle comment est né le projet HereAfter.

A partir du 18 septembre 2020, les courriels sont envoyés depuis hello(at)hereafter.ai. James Vlahos indique désormais « Co‑fondateur et PDG » comme fonction au sein de la start‑up.

En octobre 2020, la formule évolue encore et propose un abonnement mensuel pour un coût similaire à l’offre de la fête des pères, ou le paiement en une fois comme dans l’offre de fête des mères. Fin décembre 2020, je reçois l’offre de noël 2020 par James Vlahos (désormais nommé seulement comme « co‑fondateur ») depuis l’adresse hereafterai(at)gmail.com, avec des réductions de plus de 30% et la disparition de l’offre mensuelle. Les services additionnels proposés initialement pour les options plus coûteuses (séances de coaching pour l’enregistrement, multiples accès au compte…) disparaissent également :

Offre Débutant, 195 $ 95 $

  • 1 heure d'enregistrement du récit de votre vie et accès à l'application interactive HereAfter qui vous permet d'entendre la voix de votre proche simplement en posant vos questions à voix haute. Économisez 100 $ !

Offre Futuriste, 595 $ 295 $

  • 3 heures d'enregistrement du récit de votre vie et accès à l'application HereAfter. Économisez 200 $ !

Offre Garant de la Mémoire, 795 $ 495 $

  • 5 heures d'enregistrement du récit de votre vie et accès à l'application HereAfter. Économisez 300 $ !23

Je trouve intéressant de voir que le service proposé par James Vlahos n’était pas parfaitement structuré dès le lancement, comme en témoignent ces nombreux va‑et‑vient entre les adresses mail personnelles et professionnelles, et le tâtonnement sur la tarification. À ma connaissance, aucune start‑up ne s’était lancée commercialement sur ce secteur et HereAfter a dû tout inventer. Le coût du service passe de 1,995 $ à 795 $ en un an, puis passera à 299 $ encore un an plus tard. Cela montre que l’intérêt24 que suscitait les bots mémoriels ne s’est pas facilement converti en clients pour la start‑up.

2021 : une refonte complète de HereAfter

Presque un an plus tard, HereAfter fait peau neuve. Le 5 juillet 2021, je reçois un mail de Naomi Beckwith, « experte du service client » pour HereAfter AI qui annonce :

« HereAfter développe quelque chose de totalement nouveau : “StoryKeeper”. Comme l'un de nos intervieweurs humains professionnels, l'application “StoryKeeper” pose de bonnes questions qui font émerger les récits. Elle enregistre les réponses afin que toute la famille puisse les écouter sur notre plateforme interactive. Vous êtes maintenant sur la liste d'accès anticipé pour essayer l'application gratuitement ! Nous vous informerons dès qu'elle sera prête.25 »

Dans cette nouvelle version du service, les entretiens avec Sonia Talati ou James Vlahos sont remplacés par des interactions avec le bot de l’application « StoryKeeper ». On remarque au passage le rebranding de « HereAfter » en « HereAfter AI ».

En août 2021, je m’inscris pour pouvoir tester ce service, uniquement disponible via le navigateur Internet. Je jette un œil mais je ne suis pas prêt à me lancer dans des enregistrements audio.

Le 22 novembre 2021, James Vlahos annonce la sortie de la « Life Story Avatar platform », dont l’application est désormais disponible. Le nom « StoryKeeper » est donc abandonné 4 mois après son lancement.

En janvier 2022, je souscris à l’abonnement illimité pour 299 $ paiement comptant. Cela me permet d’enregistrer un nombre illimité de souvenirs, que je peux partager avec un nombre illimité de personnes.

Le 9 février 2022, je reçois un mail automatique suite à mon inscription.

« Les gens demandent souvent combien de clips audio ils doivent enregistrer pour que leur “Life Story Avatar” soit opérationnel. Bien que certains utilisateurs finissent par enregistrer des dizaines, voire des centaines de souvenirs, il n'est pas nécessaire d'en faire trop pour commencer. Une dizaine suffisent.26 »

J’ai maintenant un accès complet au service, je regarde comment cela fonctionne. Je remarque que l’on peut enregistrer des souvenirs directement depuis le navigateur ou l’application, mais qu’on ne peut pas télécharger un fichier audio déjà existant. Ça m’ennuie car j’aurais préféré effectuer les enregistrements avec un micro professionnel et dans l’environnement que je veux, avec la possibilité de faire un montage. Je ne pose pas la question à James Vlahos mais je fais l’hypothèse que c’est pour éviter que l’on puisse réaliser le bot de quelqu’un sans son consentement, à partir d’enregistrements audio disponibles. Peut-être que cela encourage aussi une forme de spontanéité dans les récits.

J’ai également le désir de filmer cette expérience car j’ai l'impression que ce type de service n’a jamais existé en dehors des œuvres de fiction, et qu’il faut en conserver une trace. Pendant quelques mois, je cherche une personne anglophone, qui accepterait de se prêter au jeu, et qui me laisserait documenter le processus, sans succès. J’envisage ensuite de proposer cette expérience à Christian Boltanski27 ou à Sophie Calle28 car je trouve des résonances avec leur pratique mais je n’ose pas les contacter.

En novembre 2022, je décide finalement que je vais être le sujet de cette expérience, faute de meilleure option.

2022‑2023 : création de mon bot mémoriel.

Je rédige vingt souvenirs en français, que je traduis ensuite en anglais. J’achète une carte son et un micro afin d’obtenir un son de qualité.

Lorsque j’arrive sur le site, le bot me propose de :

Je choisis « Partager un souvenir sur un sujet que j'ai choisi ». Le bot me propose alors de choisir la catégorie générale à laquelle appartient mon souvenir :

Je choisis « Famille proche » et le bot me demande quel membre de ma famille cela va concerner :

Je choisis « Les deux parents » et je me lance dans mon premier enregistrement. Je me rends compte que l’enregistrement doit se faire en une seule prise. En moyenne, mes souvenirs durent une minute. La moindre bafouille m’oblige à recommencer. Certains souvenirs donnent lieu à quarante prises pour en obtenir une bonne et je perds patience.

Lorsque je termine un enregistrement, le bot me propose de le réécouter puis de le conserver ou bien de recommencer l’enregistrement. Après quelques enregistrements, le bot me demande de bien vouloir m’enregistrer en train de prononcer certaines phrases telles que :

Ce sont les fameuses phrases qui permettent au bot mémoriel de « faire la conversation » entre les souvenirs. Je dois par exemple m’enregistrer une seule fois en train de dire « Bien sûr ! ». Donc chaque fois que mon bot mémoriel répondra « Bien sûr ! », ça sera avec la même prosodie, sans aucune variation. J’ai peur que l’interaction avec le bot mémoriel qui en résulte soit très peu naturelle. Je continue d’enregistrer le restant de mes vingt souvenirs, ainsi que ces phrases rédigées à l’avance. Je trouve assez déstabilisant de devoir partager ses souvenirs seul face à un ordinateur, sans m’adresser à quelqu’un en particulier. C’est très éloigné de la situation originelle de John Vlahos qui se confiait directement à ses deux fils.

Le 15 mars 2023, je présente pour la première fois mon bot mémoriel, dans le cadre du séminaire de recherche à l’Ensba Lyon, à mes collègues chercheur·euses et à des étudiant·es de master. Je crée un compte‑test pour l’occasion, auquel je donne accès à mon bot mémoriel. HereAfter peut normalement être connecté à une enceinte qui intègre Amazon Alexa, pour que l’on puisse poser les questions à l’oral. La compétence « HereAfter AI Alexa » n’est pas disponible en France, il faut donc passer par la version navigateur du service, puis appuyer sur un bouton avant et après la question. Je suis presque rassuré que cette option ne fonctionne pas, tant je suis mal à l’aise avec l’idée de lier mon compte HereAfter avec un appareil connecté Amazon33.

Je connecte donc l’ordinateur à une enceinte classique, que je dispose sur une grande table, de sorte à ce que chacun⋅e puisse venir poser une question, à laquelle mon bot répondra, amplifié via l’enceinte. Je fournis un tableau qui représente l’organisation des souvenirs par catégories, avec en gras, celles dans lesquelles j’ai enregistré un souvenir, afin de rendre plus fructueux ce moment d’échange. Avant que les participant·es n’arrivent pour le début du séminaire, je m’isole dans la pièce d’à côté et je laisse un collègue chercheur présenter le dispositif.

Après une vingtaine de minutes, je rejoins les chercheur·euses et étudiant·es pour recueillir leurs impressions et pour répondre aux questions que soulève la création d’un bot mémoriel.

On me fait remarquer que l’interface n’est pas très pratique. En effet, ce n’est pas naturel de devoir appuyer avant et après avoir parlé. Aussi, le bot « réfléchit » quelques secondes avant de répondre, si bien qu’on ne sait pas si la question a été prise en compte.

À plusieurs reprises, le bot ne comprend pas les questions et décide lui‑même quel souvenir il va raconter.

Aussi, certaines phrases pré‑écrites mènent dans des impasses. Par exemple, la troisième phrase que le bot me fait lire : « De quelle période de ma vie veux‑tu entendre parler ? Par exemple, tu pourrais dire : “Parle‑moi de ton enfance... ou de ton adolescence, des études supérieures ou de ta carrière” » n’est pas pertinente puisque je n’ai pas encore enregistré de souvenir dans plusieurs de ces catégories. Puisque le système est automatisé, on pourrait s’attendre à ce que la phrase qu’on me demande de lire soit générée à partir des premières catégories dans lesquelles j’ai partagé un souvenir.

On me dit que ma voix fait plus « lecture à voix haute » ou livre audio alors qu’on pourrait s’attendre à une voix « plus naturelle », comme si le souvenir était raconté sans avoir été écrit à l’avance. C’est ici de ma faute et pas de celle du service. J’aurais pu davantage incarner mes textes traduits en anglais, afin qu’ils paraissent plus « raconté » que « lu ». Certaines personnes me font savoir qu’elles n’ont pas du tout eu l’impression de dialoguer avec le bot, mais qu’elles ont apprécié l’écriture des souvenirs et les liens entre ces derniers.

Le 25 novembre 2023, j’organise un moment de rencontre et d’échange autour de la création de ce bot au sein de l’évènement/exposition Résolution34 organisé par l’Unité de Recherche Numérique de l’Ensba Lyon. Sans surprise, j’obtiens des retours similaires à ceux du séminaire. Je suis un peu frustré que le bot soit obligatoirement anglophone, car cela exclut de fait, comme lors de la première présentation, les personnes peu à l’aise avec la langue anglaise.

En toute honnêteté, mon bot et le service sont très décevants. Le service dysfonctionne et l’interaction n’est pas naturelle. Mais c’est assez compréhensible quand on sait que James Vlahos a travaillé six mois sur le Dadbot, avec 15h d’heures d’enregistrements à disposition. Dans cette version « finale » du bot mémoriel HereAfter, tout est automatisé et dépend beaucoup de la qualité de la reconnaissance vocale. Je me dis que les avancées récentes dans le domaine de l’intelligence artificielle pourront certainement permettre de solutionner une partie des problèmes que rencontre HereAfter.

2023‑2024 : la fin de HereAfter AI?

Le dernier mail commercial date du 26 janvier 2023. Il annonce la sortie de l'application mobile HereAfter AI. L’application est notée 1/5 sur l’App Store par les usagers. On peut également lire les commentaires suivants :

Le 5 juin 2023 : « Cette application a besoin de plus de temps pour être développée. Elle ne fait rien de ce qu'elle dit pouvoir faire ! J'arrive à peine à enregistrer les souvenirs ! Corrigez cela.35 »

Le 30 septembre 2023 : « Loin d'être prêt pour le consommateur. Cette application fonctionne très mal. Les problèmes sont constants. J'utilise un casque audio d'entreprise et la qualité sonore des souvenirs que j'essaie d'enregistrer est si mauvaise que l'application ne les accepte même pas. J'ai également essayé d'utiliser le microphone du téléphone, sans succès. Le script de l'intervieweur a tendance à sauter des segments de son propre texte, au point que vous n'avez aucune idée de ce qu'il vous demande de faire. C’est extrêmement frustrant de se préparer à raconter une histoire émotionnelle et de s'apercevoir qu'il faut la réenregistrer, ce que l'on fait et… non, ça n’a pas fonctionné cette fois‑ci non plus. Comment pouvez‑vous lancer un produit “IA” tape‑à‑l'œil et ne pas vous donner la peine de développer l'interface utilisateur pour en faire quelque chose d'au moins passable ? C'est vraiment gênant.36 »

Le 3 octobre 2023 : « Ne fonctionne pas. Pleine de bugs, cette application permet à peine de créer un compte et encore moins d'enregistrer un fichier audio ou de le lire. L'application est loin d'être utilisable.37 »

En effet, depuis mon iPhone, le bouton sur lequel il faut appuyer avant et après sa question ne réagit pas, c’est pour cette raison que je suis passé par la version navigateur pour toutes les présentations publiques de mon bot vocal mémoriel.

L’application n’a pas été mise à jour depuis septembre 2023. Pourtant au 30 mai 2024, le site est en ligne et propose toujours son service à la vente, avec de nouvelles offres commerciales :

Débutant
3,99 $/mois ou 99 $ paiement comptant

  • Enregistrez jusqu'à 20 récits
  • Partagez jusqu'à 20 photos
  • Permettez aux membres de la famille ou aux amis de converser avec le Life Story Avatar.

Conteur
5,99 $/mois ou 159 $ paiement comptant

  • Enregistrez jusqu'à 50 récits
  • Partagez jusqu'à 50 photos
  • Permettez aux membres de la famille ou aux amis de converser avec le Life Story Avatar.

Illimité
7,99 $/mois ou 199 $ paiement comptant

  • Enregistrement ILLIMITÉ de récits
  • Partagez un nombre ILLIMITÉ de photos
  • Téléchargement complet de tous les enregistrements au format MP3
  • Permettez aux membres de la famille ou aux amis de converser avec le Life Story Avatar.38

L’état actuel du service, littéralement à l’abandon, donne aujourd’hui l’image d’une arnaque ou d’un produit qui ne tient pas ses promesses. Je pense pourtant que James Vlahos a conçu HereAfter avec intégrité et une vraie envie de permettre à d’autres de bénéficier du réconfort qu’il a pu ressentir dans ses interactions avec le Dadbot. Cependant, il a certainement surestimé la capacité d’un système automatisé à produire un bot aussi convaincant que celui qu’il a créé « sur‑mesure ».

Je ne suis ni entrepreneur ni développeur informatique, mais il me semble qu’à moins que James Vlahos injecte des moyens humains, technologiques et économiques considérables, on se dirige tout droit vers une fermeture prochaine du service.

Conclusion

Il me semble que le bot mémoriel, sous la forme imaginée par Marius Ursache, Eugenia Kuyda et James Vlahos est aujourd’hui en train de disparaître, bien que son imaginaire reste présent dans les productions culturelles ou encore en tant qu’objet de recherche.

On me demande parfois pourquoi je ne développe pas mon bot en français, à la manière de James Vlahos avec le Dadbot, en utilisant les ressources disponibles sur Internet. Je pense qu’il ne s’agit pas d’une question de temps ou de compétence. Mon intérêt pour les bots a toujours été documentaire. Je trouve les questions soulevées par la conception de ces bots très intéressantes ; on voit que chaque développeur adopte une position singulière et n’envisage pas une conversation avec les défunts de la même manière. Ces bots mémoriels questionnent nos rituels autour de la mort, du deuil et de la mémoire. Ces thématiques traversent ma pratique artistique depuis des années et c’est cela qui m’a donné envie de les explorer.

À l’issue de cette recherche, je ne souhaite pas transmettre mes souvenirs dans un dispositif qui simulerait ma présence. Les dispositifs lacunaires, qui transmettent des fragments de vie mais qui symbolisent l’absence et la perte me semblent plus pertinents. C’est dans cet esprit que j’ai créé le jeu vidéo The Artist is Absent. Ce jeu à la première personne s’apparente à un walking simulator. Le joueur déambule dans une reproduction 3D de la maison de mon enfance. Des objets sont dispersés dans les différentes pièces de la maison et dans le jardin. Lorsque le⋅la joueur⋅euse s’approche d’un de ces objets, cela déclenche un enregistrement audio, en français, d’un de mes souvenirs. Le·la joueur·euse, guidé·e par sa curiosité, décide ce qu’iel va voir, dans quel ordre, et pour quelle durée totale.

De manière plus actuelle, j’ai réalisé que je ne souhaitais pas conserver les souvenirs de mes proches dans un bot mémoriel. En février 2023, alors que je suis en train de finir l’enregistrement de mes souvenirs, mon père apprend qu’il a un cancer, avec de bonnes chances de guérison. Je présente mon bot lors d’un séminaire de la recherche avec cette information en tête, sans modifier quoi que ce soit et sans le mentionner. En septembre de la même année, la maladie a progressé malgré les traitements et mon père apprend que son cancer est incurable. Cela change immédiatement mon rapport au bot mémoriel que j’ai constitué. Je me rends compte que les souvenirs dans lesquels mon père est mentionné, et dans lesquels il joue parfois un rôle central, ne sont plus simplement des souvenirs de mon enfance, mais des souvenirs de mon père. Je présente de nouveau mon bot mémoriel deux mois plus tard, lors de l’exposition Résolution. Je ressens une forme de fierté à partager avec le public, des moments marquants avec mon père et des souvenirs heureux. Après son décès, en janvier 2024, la famille et les proches font le déplacement pour ses obsèques. Iels racontent à tour de rôle la première fois qu’iels l’ont rencontré, iels racontent le frère et le collègue qu’il était, les blagues, les surnoms et les rituels qu’iels entretenaient avec lui. J’apprends beaucoup de choses sur mon père. Pas des grands secrets, mais des petits détails qui le caractérisent singulièrement.

Au cours des quinze dernières années, mon père et moi avons scanné et numérisé les films 8mm, Hi8, les K7, les diapositives, pellicules et vieux tirages de la famille, que nous avons classés méthodiquement dans des dossiers et archivés dans des disques durs. Lors de la cérémonie au crématorium, puis au cours d’un pot au domicile familial, j’ai diffusé un diaporama photo qui parcourt la vie de mon père, de sa naissance à son décès. Les récits ont surgi de part et d’autre de la petite assemblée que nous formions, debout devant le téléviseur du salon. Ces souvenirs dressent un portrait différent du récit que mon père faisait de sa vie, parfois plus sévères et parfois plus tendres. Je pense que ce portrait collectif posthume parle aussi bien de lui que lorsqu’il le faisait lui-même.

Aujourd’hui, si je veux me remémorer mon père, il me suffit d’écouter un album de Wishbone Ash, de lire un album de François Schuiten, de me plonger dans les photos de Willy Ronis, de regarder un match de rugby, de foot ou une course cycliste et le souvenir des moments passés ensemble remonte à la surface.

Webographie

Articles

EVELETH Rose, « Bodies : Ghostbot », flashforwardpod.com, 11 juin 2019, https://www.flashforwardpod.com/2019/06/11/bodies-ghostbot/ (consulté le 22.05.2024)

McKAY Tom, « Amazon's Human Helpers Are Quietly Listening in on Some Alexa Recordings », gizmodo.com, 10 avril 2019, https://gizmodo.com/amazons-human-helpers-are-quietly-listening-in-on-some-1833960052 (consulté le 12.06.2024)

NEWTON Casey, « Speak, Memory: When her best friend died, she rebuilt him using artificial intelligence », theverge.com, 6 octobre 2016, https://www.theverge.com/a/luka-artificial-intelligence-memorial-roman-mazurenko-bot (consulté le 21.05.2024)

PARKER Laura, « How to Become Virtually Immortal », newyorker.com, 4 avril 2014, https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/how-to-become-virtually-immortal (consulté le 21.05.2024)

VLAHOS James, « Barbie Wants to Get to Know Your Child », nytimes.com, 16 septembre 2015, https://www.nytimes.com/2015/09/20/magazine/barbie-wants-to-get-to-know-your-child.html (consulté le 28.05.2024)

VLAHOS James, « A Son’s Race to Give His Dying Father Artificial Immortality », wired.com, 18 juillet 2017, https://www.wired.com/story/a-sons-race-to-give-his-dying-father-artificial-immortality/ (consulté le 28.05.2024)

Avis d’utilisateurs

Azuer2 (2023). HereAfter AI on the App Store. App Store. https://apps.apple.com/us/app/hereafter-ai/id1626176069 (consulté le 24.06.2024)

Djdjdiwkskd (2023). HereAfter AI on the App Store. App Store. https://apps.apple.com/us/app/hereafter-ai/id1626176069 (consulté le 24.06.2024)

Smh why thoo (2023). HereAfter AI on the App Store. App Store. https://apps.apple.com/us/app/hereafter-ai/id1626176069 (consulté le 24.06.2024)

Sites

HereAfter AI. (2023). hereafter.ai. https://app.hereafter.ai/record

Internet Archive, wayback-api.archive.org. http://wayback-api.archive.org

Vidéos

Eternime. (2016a). Eternime Alpha One [Vidéo]. Vimeo. https://vimeo.com/143376663 (consulté le 24.06.2024)

Eternime. (2016b). Eternime Alpha Two [Vidéo]. Vimeo. https://vimeo.com/142260863 (consulté le 24.06.2024)

Eternime. (2016). Eternime Alpha Three [Vidéo]. Vimeo. https://vimeo.com/213774083 (consulté le 24.06.2024)

LANNES Quentin [@qulannes]. (2020, 11 juillet). The unauthorized portrait of F. the man who wanted to live forever ⋅ Quentin Lannes 20.04.2020 vidéo 720p verticale, couleur, stéréo, 5 mins [Vidéo]. Instagram. https://www.instagram.com/p/CCf0j64hl5e/ (consulté le 28.05.2024)

Notes


  1. Be Right Back (2013), l’épisode 1 de la saison 2 de la série Black Mirror est régulièrement cité lorsque l’on s’intéresse à la conception de chatbots et d’avatars qui tentent de se substituer à de réelles personnes. 

  2. Pour faciliter la lecture du texte, je vais privilégier le terme anglais « chatbot » au terme français « agent conversationnel ». 

  3. “What really struck me is that the phrases he speaks are really his. You can tell that’s the way he would say it — even short answers to ‘Hey what’s up.’ He had this really specific style of texting. I said, ‘Who do you love the most?’ He replied, ‘Roman.’ That was so much of him. I was like, that is incredible.” (Newton, 2016) 

  4. “They continued Roman’s life and saved ours. It’s not virtual reality. This is a new reality, and we need to learn to build it and live in it.” (Newton, 2016) 

  5. “I have a technical education, and I know [the bot] is just a program. Yes, it has all of Roman’s phrases, correspondences. But for now, it’s hard — how to say it — it’s hard to read a response from a program. Sometimes it answers incorrectly.” (Newton, 2016) 

  6. “The avatar acts as a librarian, helping users make sense of the stored information”. (Parker, 2024) 

  7. “We’re not trying to replace the person who died.” (Parker, 2024) 

  8. “What’s the first thing you remember from your life? ; What do you like most about yourself? ; How do you pronounce your name? ; Is there another career that you wish you had pursued? ; Who was your best childhood friend? Where is he/she now? ; What is your favorite color? ; What made you want to use Eternime? ; Have you ever had a nickname? How did you get it? ; What is your favorite time of the day? Why?” (Eternime, 2016a) 

    • Hi Daniel ! I am your Eternime avatar. Good to finally meet you!
    • Hi there
    • Do your best friends call you Daniel?
    • No, they call me Danny
    • Cool, I’ll call you Danny, too if you don’t mind. Is it ok if I connect to you on Facebook? (Eternime, 2016b)

    • Good morning Danny! I saw you added a new Facebook friend, Francesca. How do know her?
    • I met her last evening, at a friend’s party. She’s really cute. (Eternime, 2016b)

    • Danny, can I ask you something more personal? What’s the first thing that you remember from your life?
    • I was two years old when my dad took me to the beach for the first time. I was completely naked, and only had a white sunhat.” (Eternime, 2016b)

  9. “Tell me a story about your childhood. Something I don’t know…” (Eternime, 2016b) 

  10. “I was two years old when my dad took me to the beach for the first time. I was completely naked, and only had a white sunhat. My dad carried me on his shoulders. To me it seemed I was the tallest person on that beach. It was a feeling I can never forget.” (Eternime, 2016b) 

  11. (notification : Became friends with Brett Peppler)

    • Hey Marius, how do you know Brett? (Eternime, 2016c)

  12. Internet Archive, wayback-api.archive.org, https://web.archive.org/web/20140129203123/http://eterni.me/ (consulté le 22.05.2024) 

  13. Internet Archive, wayback-api.archive.org, https://web.archive.org/web/20200527061945/http://eterni.me/ (consulté le 22.05.2024) 

  14. Internet Archive, wayback-api.archive.org, https://web.archive.org/web/20240309233716/http://eterni.me/ (consulté le 22.05.2024) 

  15. “It is very weird to have an emotional feeling, like ‘Here I am conversing with John,’ and to know rationally that there is a computer on the other end.” (Vlahos, 2017) 

  16. “The strangeness of interacting with the Dadbot may fade when the memory of my dad isn’t so painfully fresh [...] Perhaps this sort of technology is not ideally suited to people like Anne who knew my father so well. Maybe it will best serve people who will only have the faintest memories of my father when they grow up.” (Vlahos, 2017) 

  17. “NEVER LOSE SOMEONE YOU LOVE” Internet Archive, wayback-api.archive.org, https://web.archive.org/web/20191001063904/https://www.hereafter.ai/ (consulté le 24.06.2024) 

  18. Bien que ces conversations par courriel soient commerciales, je respecte leur caractère privé. Je reformule donc, traduits en français, les points clés de nos échanges. 

  19. STARTER $295 Normally $395, save $100 !

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    • 1 hour of life story interviews
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    • 3 hours of life story interviews
    • Access to original recordings
    • 3 access accounts

    LEGACY MASTER $995 Normally $1295, save $300 !

    • Your legacy AI
    • 5 hours of life story interviews
    • Access to original recordings
    • Memoir coaching session

    (courriel reçu par l’auteur)

  20. Starter Plan, $195 $95

    • 1 hour of life story recording and access to the interactive HereAfter app that lets you hear your loved one's voice simply by speaking your questions aloud. Save $100!

    Futurist Plan, $595 $295

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    Legacy Master Plan, $795 $495

    • 5 hours of life story recording and access to the HereAfter app. Save $300!

    (courriel reçu par l’auteur)

  21. Je pense aux 200 000 vues sur la vidéo publiée dans l’article de James Vlahos pour Wired en 2017, ainsi qu’aux 42 000 inscrits sur le site d’eterni.me fin 2018.  

  22. “HereAfter is developing something totally new: StoryKeeper. Like one of our expert human interviewers, the StoryKeeper app asks great questions that get stories flowing. And it records the answers so that the whole family can enjoy hearing them through our interactive platform. You are now on the early access list to try the app for free! We'll let you know as soon as it is ready.” (courriel reçu par l’auteur) 

  23. “People often ask how many audio clips they need to record to get their Life Story Avatar up and running. While some users ultimately record dozens or even hundreds of memories, you don't need to go overboard to start. All it takes is ten stories.” (courriel reçu par l’auteur) 

  24. Christian Boltanski s’est beaucoup intéressé à la mémoire et à la mort, il a notamment vendu l'œuvre The Life of C.B. en viager au collectionneur Australien David Walsh. Cela consistait en une captation vidéo de l’atelier de Christian Boltanski, retransmise 24/7 et en direct au Museum of Old and New Art, créé par David Walsh lui‑même. 

  25. Sophie Calle a beaucoup injecté de sa vie personnelle dans son travail artistique, au point de pouvoir parfois être apparentée à un personnage de fiction. Pour La Filature (1981), Sophie Calle demande à sa mère d’engager un détective privé pour la suivre. Elle expose le récit de ses journées, aux côtés des photos prises par le détective. 

  26. “Get a story prompt ; Share a memory on a topic that I pick ; Upload a photo ; End session” (HereAfter AI, 2023) 

  27. “Childhood ; Teens ; Higher Ed ; Work ; Fun ; Immediate Family ; Relatives ; Personality ; Advice & Values ; Emotions ; Other” (HereAfter AI, 2023) 

  28. “Mother ; Father ; Both Parents ; Brother ; Sister ; Multiple Siblings ; Son ; Daughter ; Multiple Children” (HereAfter AI, 2023) 

  29. “Hello, I’m looking forward to sharing my memories with you! ; Here are some pointers. Hit the gold sun icon each time before and after you say something to me. If you’re using Alexa, just wait until I finish talking before you say something back ; Which time period of my life do you want to hear about ? For example, you could say, ‘tell me about your childhood... or teens, college, or career.’ ; Sorry. I didn’t understand that. Say it again or move on to something else. ; Unfortunately, I’m not following you. I’ll pick what we talk about next. ; Oh, I see. ; How are you ? ; Hi, my name is Quentin, I’m looking forward to telling you about my life ! ; Sure, let’s stop. Good chatting with you. ; Sorry, I can’t do that. ; Glad to hear it ! ; Which would you rather hear about now : my interests, my personality, or my reflections on life? ; Who should I tell you about ? For instance, you could say, ‘tell me about your son... or your daughter, grandmother, grandfather, or friends.’ ; Sure !” (HereAfter AI, 2023) 

  30. En 2019, Bloomberg avait révélé qu’environ 30 000 employés d’Amazon écoutaient des extraits audio des interactions des usagers avec leur enceinte Amazon Echo et qu’ils produisaient des transcriptions annotées de ces conversations afin d’améliorer la reconnaissance vocale d’Alexa. L’entreprise avait dû réagir à ce « scandale » en ajoutant une option permettant de refuser d’être écouté, même dans le cadre de l'amélioration du service. (Voir à ce propos McKAY, 2019) 

  31. Résolution : Exposition, événements et ateliers du 23 au 25 novembre 2023 au Réfectoire des nonnes, Ensba Lyon, https://u-r-n.io/fr/resolution (consulté le 30 mai 2024) 

  32. “This app needs more time to develop. It does nothing it says it can do! I can barely get it to record the memories! Fix this” (Smh why thoo, 2023) 

  33. “Not even close to consumer‑ready. This app performs very poorly. Glitches are constant. I’m using an enterprise‑grade headset, and the sound quality of the memories I try to record are so bad the app won’t even accept them. I tried using the phone microphone as well; no improvement. The interviewer script tends to skip segments of its own text, so you have no idea what it’s asking you to do. It’s extremely frustrating to work yourself up to telling some emotional story and then find that you’ll have to re‑record it, so you do… nope, didn’t get it that time either. How are you going to start a flashy “AI” product and not even bother developing the ux into something at least passable? How embarrassing.” (Djdjdiwkskd, 2023) 

  34. “Doesn't work. Full of glitches, this app barely allows you to make an account let alone record any audio or play it back. App is nowhere near a usable condition.” (Azuer2, 2023) 

  35. Starter $3,99/month or $99/one-time

    • Record up to 20 stories
    • Share up to 20 photos
    • Let family members or friends converse with the gift recipient's Life Story Avatar

    Storyteller $5,99/month or $159/one-time

    • Record up to 50 stories
    • Share up to 50 photos
    • Let family members or friends converse with the gift recipient's Life Story Avatar

    Unlimited $7,99/month or $199/one-time

    • Record UNLIMITED stories
    • Share UNLIMITED photos
    • Full MP3 downloads of all recordings
    • Let family members or friends converse with the gift recipient's Life Story Avatar”

    Internet Archive, wayback-api.archive.org, https://web.archive.org/web/20231003193423/https://www.hereafter.ai/gifts (consulté le 24.06.2024)


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